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samedi 11 octobre 2014

Parler aux inconnus

La plus terrible incarnation de Paris se trouve dans le métro : vétuste, puant, rempli de personnes indifférentes et impolies, et théâtre des populations que l'on prend soin d'enterrer : les immigrés, les poivrots, les mendiants, les voleurs, et j'en passe et des meilleurs. Tous ces gens qui font Paris se mêlent aux parisiens pressés, trop occupés à leurs propres vies pour lever le nez sur la vie des autres qu'ils ignorent, enjambent et bousculent sans scrupule. Les kilomètres de réseaux souterrains épuisent et assombrissent, et quiconque arrive d'ailleurs sera choqué de l'absence totale d'interactions humaines dans les bas-fonds grouillants de la Capitale de l'Amour.

Et pourtant. J'étais de passage à Paris, et j'avais encore cette indulgence propre à celle qui est trop étrangère pour être touchée par la morosité ambiante. Je gambadais dans la ville en faisant fi de la pluie, des travaux et des foules, parce que je ne travaillais pas, parce que j'avais le temps, et j'observais les gens en écrivant sur eux. Cette activité m'obligeait à lever les yeux parfois sur ces personnes que l'on croise sans vraiment les regarder.

Ce soir-là j'ai levé les yeux sur un jeune homme noir et ravissant, jogging et sac de sport, regard tendre et insistant, le genre de regard qui te fais rougir un peu. J'ai continué à écrire en cachant ma confusion mais bien sur, il m'avait vue. Nous sommes sorti au même arrêt, et il m'a tendu son bras
- vous m'accordez cette danse ?
La question n'avait aucun sens. Il n'y avait même pas l'un de ces musiciens qui animent parfois les couloirs. Il n'y avait rien que la foule qui se précipitait dans chacune des sorties, le vacarme, la chaleur, rien qui ne fasse danser.
- pourquoi? Lui ai-je demandé bêtement
- pourquoi pas? A répliqué l'étranger, la main toujours tendue vers moi pour m'inviter à danser.

Après tout c'est vrai, pourquoi ne pas danser avec un homme inconnu en jogging dans les couloirs assourdissants du métro parisien? J'ai posé mes sacs et mis ma main dans la sienne. Il s'est mis en position sans dire un mot, levant les yeux au ciel à la recherche d'une chanson pour danser. Il a choisi la chanson d'Aurore, il s'est mis à chanter : mon amour je t'ai vu au beau milieu d'un rêve et on a valsé comme ça devant les gens médusés qui attendaient le métro d'après.

Puis, abandonnant ses faux airs de princesse, il m'a portée, j'ai virevolté d'une épaule à l'autre, j'étais bébé dans Dirty Dancing, sauf que j'avais jamais dansé.

Voilà, la chanson était finie. Il a fait une révérence, et il est parti.


Avant de partir, mon Prince m'a tendu une carte de visite.
Et parce que je suis une Princesse moderne, je l'ai retrouvé sur Internet

jeudi 2 octobre 2014

Politiquement incorrect

Au bout de quelques jours sur les routes du nord d’Israël avec lui, j'ai remarqué qu'il ne gueulait jamais sur personne au volant. Je lui ai demandé : "tu gueules jamais sur personne au volant ?" Et il m'a répondu : "pour quoi faire ?".

Je sais pas. Parce qu'ils avancent pas, parce qu'ils mettent pas le cligno, parce qu'ils traversent n'importe où, parce que ce feu est trop long. Il y a plein de bonnes raisons, j'ai dis. 
Il a demandé si en France on gueulait. "Bien sur qu'on gueule, on parle souvent tout seul dans la voiture, et on s'adresse aux gens par leur numéro de département". Il ne comprenait pas, j'ai donné un exemple concret "il va la bouger sa caisse, le 38 ?!".
Il comprenait toujours pas. 

Je lui ai expliqué patiemment qu'en France on avait des départements et que chaque département avait ses spécificités, ces dernières dépendant bien entendu de quel département on se place, par exemple pour un montpellierain (34) les nîmois (30) sont des cons, les parisiens (75) sont des cons, les marseillais (13) des abrutis, etc. 

Il m'a demandé pourquoi on ne s'aimait pas comme ça, après tout on était tous français, en Israël il n'a jamais vu ça. Je me suis dit qu'à Haïfa on avait beau être sur la côte méditerranéenne, on avait beau être dans le sud, ben on était quand même pas du même monde.

Cette histoire de plaque d'immatriculation, par exemple. Ça a l'air de rien comme ça pour vous, si vous avez toujours vécu en France. Vous ne savez pas à quel point les plus petits détails de votre quotidien peuvent vous manquer, quand vous êtes loin. Depuis que je suis rentrée au pays, je fais le plein de ces choses-là, les trucs que je voyais pas avant, les événements sans importance qui me font sentir chez moi.

Par exemple, cet été je suis allée à Marseille. Je me baladais dans le quartier du Vieux Panier avec des copains. Au moment de traverser, une voiture a failli nous écrapoutir en reculant sans regarder. Les filles ont tapé sur le coffre en criant : "Regarde ce que tu fais, CONNARD !!!", et le connard a répliqué comme il se doit, en gueulant des trucs épouvantables, fenêtre ouverte et toutes mains dehors.

Et qu'est ce que je me suis empressée de faire, d'après vous ? J'ai regardé sa plaque.
Un 30, bien entendu. L'occasion rêvée de prolonger ce moment de grâce vernaculaire en lui lançant : "Baisse d'un ton le nîmois, et apprend à conduire !", ce à quoi l'homme a rétorqué, hors-de-lui : "le nîmois, IL T'EMMERDE !!!".

Le choix des mots, la mise en scène, les références, tout était parfait. Il y avait cette lumière d'été, le mistral qui nous décoiffait, l'odeur des fruits de mer qui se mêlait à l'odeur des savons de Marseille étalés sur le port. Il y avait le nîmois, avec sa plaque 30 et sa conduite absurde, et il y avait les copains qui gueulaient. 

J'ai oublié un instant pourquoi j'étais partie.

Si tu lis ces propos et que tu es choqué, c'est sûrement que tu ne vis pas
 près de la Méditerranée. Gentil lecteur, sois rassuré : il n'y avait pas de haine
dans ces échanges,c'était juste du folklore, c'était juste du plaisir.
C'est juste que c'est comme ça qu'on fait. 

jeudi 25 septembre 2014

Amadouer un douanier


Un soir où mon père s'était vu confisquer par des douaniers canadiens les saucissons, foie gras et fromages français qu'il avait tenté de ramener au Québec pour les fêtes, il m'avait demandé, furieux : "qu'y a-t-il de plus con qu'un douanier?" - et, alors que je réfléchissais à une réponse valable, il s'était répondu à lui-même : "DEUX douaniers!". 

C'est vrai qu'on ne plaisante pas avec ces gens-là. Il exercent l'une de ces professions de plein pouvoir inventées dans le seul but de t'emmerder, tout comme les hôtesses de l'air low-cost (pour ne citer qu'elles). Mais il y a une catégorie de douanier qui dépasse haut la main toute famille de douanier dans le monde entier : ce sont les douaniers israéliens. 

La première fois que j'avais voulu sortir du pays, je m'étais faite interroger quinze minutes par une douanière odieuse (tout le monde sait que la catégorie féminine de n'importe quelle métier est toujours la plus intransigeante, mais attendez un peu de rencontrer une douanière israélienne) qui avait fini par me livrer aux services de sécurité, certaine que je me trimbalais avec des explosifs. 

Mais cette fois, je suis partie le soir du réveillon de la nouvelle année hébraïque. Pour une raison inconnue, seuls travaillaient cette nuit-là de superbes bellâtres israéliens aux yeux bleus, à la peau matte et au dos puissant bien moulés dans leur chemise de douanier. Aucune femme intransigeante en vue, aucun vieux suspicieux. Que des jeunes et magnifiques jeunes gens, plutôt enclins à te faire des sourires et des blagues qu'à savoir ce que tu viens faire chez eux. 

Alors je quittais Tel-Aviv et je pleurais comme une madeleine. Tous mes plans étaient tombés à l'eau et je venais d'apprendre que ma correspondance à Bruxelles avait été annulée, augmentant de 5h mon voyage non désiré et déjà beaucoup trop long. C'était minuit, j'étais démaquillée, prête pour la nuit dans l'avion, recouverte de Biafine (vous-ai je parlé de ma sieste sur la plage quelques heures plus tôt ?), les yeux tout rougis par les larmes et l'humeur massacrante. 

Du moins telle était mon état en sortant du taxi, dont le chauffeur déprimé m'avait raconté pendant 25 minutes sont récent divorce et l'éloignement de ses enfants (on a pleuré ensemble en se souhaitant "bonne année").

Moche et d'une humeur massacrante, donc, en passant la porte de l'aéroport Ben Gurion.

Mais, de douanier en douanier, de créature souriante en créature souriante, mon humeur a changé. Dieu voulait-il à tout prix que je prenne cet avion? Était-ce donc pour cela que tout était tombé à l'eau ; pour le simple plaisir de dévorer des yeux ces jeunes gens ravissants? Dieu serait-il donc tant attaché à ces futilités? Qu'importe son dessein, je me faisais fouiller une troisième fois, assise, attendant patiemment qu'un nouvel Apollon passe chacune de mes affaires au peigne fin, jusqu'à ce qu'enfin je récupère mon sac. 
Mais au moment de me rendre mon passeport, il a retiré son gant en plastique, a tendu sa main pour attraper la mienne (devant tous ses confrères magnifiques) et m'a ordonné, avec le ton ferme d'un douanier israélien : "Je finis dans 1/2h. Donne moi ton numéro et je te rejoins". 

J'étais abasourdie. Et puis, on ne refuse rien à un douanier - j'ai donc donné mon numéro en rigolant comme une ado, depuis quand les douaniers sont-ils aussi désinvoltes, qu'est ce que c'est que cette situation absurde ?! 

Trente minutes plus tard, il m'a rejoint dans la salle d'embarquement (il avait noté le numéro de ma porte dans le creu de sa main). Il ne parlais presque pas anglais, mais il a attendu avec moi jusqu'à ce que je m'en aille en répétant en hébreu que nakhon, c'est la première fois qu'il fait ça, mais il adore l'accent français et puis je suis vraiment trop yaffah (et moi, ravie, les yeux encore bouffis et la Biafine qui luit sur le visage, mon ego redoré pour les 3 prochaines années). 

Ce pays n’arrêtera jamais de me surprendre.
 "Tu reviens quand ?" m'a demandé Apollon. 
Très vite. Promis.

mardi 23 septembre 2014

Run

Je suis sur le toit d’un immeuble de Haïfa.
On mange avec nos doigts les spécialités yemenites cuisinées ensemble, enfoncés dans les vieux canapés un peu crados, posés-là par les locataires de passage. Un verre de vin à la main, l'éternel joint qui tourne entre nous, et les discussions qui commencent en anglais mais qui finissent toujours en hébreu, accroche-toi pour les suivre.

Tal était en Inde après l'armée, c’est sûrement elle qui a ramené ces tissus colorés et un peu râpés qui recouvrent les fauteuils éliminés. Elle raconte que ce jour-là, dans la salle commune de l’auberge de jeunesse, un palestinien en voyage avait découvert qu’elle était israélienne. “Si on avait été chez nous, je t’aurais tuée” lui avait-il dit calmement, lui qui quelques secondes plus tôt avait été charmant.

Tal n’est pas vraiment choquée, elle est habituée. “Ils vivent comme des chiens, on leur a tout pris. Ils ont toutes les raisons de nous détester. Mais je ne comprend pas pourquoi il a eu besoin de ramener toute cette haine si loin de chez nous, pourquoi il l’a cristallisée sur moi”.

Je suis en camping dans le nord de la Gallilée, tout prêt de la frontière syrienne.
On est tous les deux, seuls au monde, on se réveille avec un café turque prépare au réchaud, les pieds dans l’eau. Une bombe tombe quelque part au loin, ça fait trembler le sol. Les oiseaux se taisent. Le temps s'arrête ; l'armée réplique aussitôt en tirant trois, quatre fois, puis le sol tremble encore. Le début d’une guerre ? Un avion abattu en vol ? Une roquette égarée ? Les bombardements durent presque 30 minutes, et lui qui reconnaît chaque bruit, qui ne s'inquiète pas. Il allume son téléphone, ouvre l’application d’alerte (normal). “Pas de guerre déclarée pour l’instant, c’est peut-être juste un entraînement”. Sirote son café les pieds dans l’eau.

Je suis à Tel-Aviv et je lis les infos. L”État Islamiste appelle ses fidèles à tuer des “sales français”. Un homme se fait enlever. Tous les pays du Proche et Moyen-Orient passent sur liste rouge et l’ambassade encourage ses citoyens à ne pas trop y traîner. Mon avion pour Istanbul décolle dans 3 jours et je suis terrorisée ; tout ça me dépasse, ce n’est pas ma réalité. J’en fait part à mes amis israéliens qui me répondent tranquillement : “il n’y a rien de pire que le terrorisme. C’est normal que tu ais peur. Si je n'étais pas en Israel, j’aurais peur moi aussi”.

Ils vivent avec la menace terroriste au quotidien. Ils sont nés et ont grandis avec cette réalité brutale : leurs voisins veulent les tuer. Pour eux, le monde n’est pas un endroit sur. Pour moi il l'était ; jusqu'à hier matin. Pour eux c’est une menace parmi tant d’autres, pour moi c’est quelque chose qui s'écroule.

Je ne crois pas vraiment a ce que racontent les médias. Je n’ai pas peur de grand chose dans la vie. Mais j’ai été victime de la haine d’un être humain envers moi, une fois ; j’ai été séquestrée et frappée, et pas par des “méchants arabes”, et pas dans un endroit présumé craignos. Je sais que cette menace-là, la haine pure et simple, le désir aveugle de vengeance, existe concrètement. C’est une menace réelle et directe qui nous concerne tous, ou que nous soyons dans le monde. C’est une réalité, et je l’approche d’un peu trop près. J’aurais aimé ne pas savoir.

Quand j'étais petite, mon papa me racontait l’histoire du Lapin Coquin. Il s'éloignait trop loin du terrier et, chaque soir, il lui arrivait des aventures pas possibles, il finissait toujours par rentrer au galop se protéger du monde. La moralité c'était : “il faut toujours, toujours écouter sa maman”.

Maman, je rentre au terrier. J’en ai trop vu ces trois dernières années. J’ai le tournis, et j’ai peur. Je veux retrouver un quotidien qui m'étourdira d’habitudes, de veux m'énerver pour un métro en retard, pour une grève des contrôleurs, pour le prix de l’essence. Je veux oublier, un moment, que dehors c’est violent.


L'abri anti-missile en bas de la maison
En cas de danger, courrez

dimanche 21 septembre 2014

If you jump I jump

L'autre soir, c'était un de ces soirs où tu regardes Titanic pour la 24ème fois, avec une bouteille de pinar sur la table basse. Autant vous dire que ce soir-là, j'avais le moral à zéro.

Je regardais Rose et Jack tomber amoureux avec l'intensité d'une première fois, en me disant que les relations dans la vie se passaient en 2 temps : il y a la première fois, puis il y a toutes les autres. 

Ce constat m'a achevée. Je me suis resservi un verre alors que Rose sautait du canot de sauvetage pour retourner sur le paquebot avec l'homme qu'elle aime, parce que quand c'est la première fois plutôt mourir que de vivre sans lui. Ce que Rose ignore alors, c'est que si par chance elle survivait à l'impitoyable naufrage de leur amour, à la douleur d'un coeur coupé en deux et aux profondeurs glacées du désespoir, elle n'aurait ensuite et pour le reste de sa vie qu'une seule certitude : personne n'est indispensable, alors autant monter dans le canot et sauver sa peau (Jack était un type bien, mais faut quand même pas déconner). 

Alors tu as 30 ans et tu es célibataire. Tu regardes les gens en couple en te disant que c'est bien triste : l'amour ne ressemble plus à ce que tu vois dans les films. Tes amis sont trop vieux : ils ont tous vécu un naufrage et ils s'en sont sorti, alors pour eux hors de question de prendre le risque de remonter dans un bateau (aussi génial soit-il). Parce que tes amis survivants n'ont qu'une idée en tête : rester dans le canot de sauvetage, après tout c'est confortable et puis comme ca, jamais rien d'affreux ne pourra plus leur arriver. 

Alors tu as 30 ans, et tu es célibataire. Tu crois encore bêtement que l'amour triomphe toujours, mais il faut te faire à l'idée que ce n'est plus vrai. Pas pour les naufragés. Pas pour les frileux. Seuls les braves et les innocent pensent encore comme toi, mais les braves sont trop rares et les innocent trop jeunes. Ne restent alors que les handicapés des sentiments, les estropiés du coeur, ceux qui portent désormais une armure impénétrable, ou dont les émotions n'ont jamais pu décongeler après le naufrage. Tu dois dealer avec ces pauvres victimes, toi qui en est une aussi mais qui pense que prendre des risques ça fait partie de la vie, que ceux qui préfèrent la sécurité sont déjà à moitié morts. 

Et tu oberves, consternée, des personnes magnifiques s'enfermer dans une vie qui ne leur convient pas. Tu te demandes si un jour toi aussi, tu seras comme ça. Tu voudrais bien avoir 20 ans et mourir pour des idées, pourquoi pas : sauter du canot en prenant le risque de couler. Troquer ta voix contre une paire de jambes, en prenant le risque d'échouer. 

Bref tu as 30 ans, et t'as trop regardé la télé.

*si tu parles anglais, clique ici*

Et donc j'ai trouve ca sur Google Images, ca m'a rassuree de
savoir que 20 ans apres, on est encore nombreux a essayer
de trouver des solutions pour que le film finisse bien
(pour une fois)

lundi 15 septembre 2014

Apprendre

Apprendre une langue c'est une sorte de régression délicieuse. D'un côté, on est une grande personne qui apprend. On est vulnérable mais on est fier aussi, et il y a peu de choses plus satisfaisantes dans la vie que de voir ses progrès sur quelque chose qui paraissait impossible quelques temps auparavant.

Mais d'un autre, on est un enfant. On apprend à lire, à écrire et à parler. On dit des mots qui n'existent pas. On lit toutes les enseignes, on pose 12 000 questions tout le temps. On ne comprend plus grand chose aux conversations des grands.

Alors on recommence à zéro : on ouvre grands les yeux et les oreilles. On devine. On déduit. On se dit que ce son-là associé à cette tête-là ça doit vouloir dire ça, on note tout sur un petit carnet qu'on a acheté exprès. Des fois on tente un truc ; "mayim?" et tout le monde applaudi, les grands disent "bravoooo" et tu sais que tu as compris.

Et puis, comme dans ton pays tu es un adulte toi aussi, tu réalises qu'en fait tout est pareil ici et chez toi. Ce ne sont pas les mêmes mots mais ce sont les même gens, les même préoccupations, les même sentiments. Et les même références, aussi.

Ce matin-là c'était Shabbat. Dans la cuisine des parents de Naama, il y avait un exemplaire en hébreu du Petit Prince, et il était pour moi. Sur la première page son papa avait écrit un mot en lettres cursives, qui ressemblent à l'alphabet imaginaire que j'utilisais avec mes copines pour écrire des mots secrets à l'école.

J'ai déchiffré doucement, en bafouillant : "C'est avec le Petit Prince que j'ai appris l'italien. J'espère que cela marchera aussi bien pour toi avec l'hébreu".

Alors j'ai 6 ans et j'apprend à parler. Je suis le pilote français et je vis sur la planète de mon Petit Prince israélien. Et on se raconte la même histoire le soir avant de faire dodo : je lis un chapitre en français, il répète le chapitre en hébreu, et on compare les traductions en s'expliquant en anglais, en mimiques et en sons.

Ma maman a toujours dit qu'une langue s'apprend sur l'oreiller. On ne peut pas prendre ce conseil de plus près.

dimanche 8 juin 2014

Réalité

L'autre soir je suis allée boire un verre chez une amie. Elle vit dans un grand appartement typiquement montréalais, avec du parquet blond au sol et des murs tout blancs, de grandes fenêtres qui donnent sur la terrasse en briques rouges et des arbres qui cachent la vue, le linge étendu sur un fil au dessus de la ruelle. 4 chambres, une baignoire, une cuisine immense, et un loyer à moins de 300$ par colocataire.

Je suis rentrée là-dedans comme Ali baba dans la caverne, il y avait des choses accrochées sur les murs, de la musique classique, un chaton qui jouait dans le salon, assez d’ustensiles pour cuisiner et assez de place pour recevoir. Elle m’a fait visiter et j’étais comme dans un musée, même si en vrai c’est juste un appart habité par 4 colocs. Pas de meuble particulièrement classe ni rien d’impressionnant pour le commun des mortels, mais j’étais stupéfaite parce que cette visite m’a amené à comparer ma propre situation avec celle des gens que je côtoie quotidiennement. J’ai réalisé dans quelle genre de précarité matérielle je vis depuis 2011, date à laquelle j’ai tout plaqué pour la première fois afin de partir à l’aventure sur les routes du monde.

A cette époque, me débarrasser de tous mes meubles et avoir ma vie dans un Eastpack me semblait être la quintessence du luxe, le truc que tu ne peux pas acheter avec de l’argent mais rien qu’à la force de ta propre personnalité, j’appellerais ça la Liberté. J’ai quitté mon appartement de 90m2 à Lyon pour un placard insalubre parisien avec un loyer que je préfèrerais taire afin de ne choquer personne. Puis je suis sortie du placard pour dormir sur des hamacs, sur des canap, sur des matelas à la propreté douteuse en Asie du sud-est. C’était le début de la fin, et pendant 3 ans j’ai dormi dans des bus, sur des bateaux, sur des tapis bédouins au milieu du désert, mon sac à dos comme oreiller. J’ai désappris le confort, j’ai oublié mes habitudes, j’ai perdu petit à petit mes goûts, mes préjugés, mes peurs et mes exigences. J’ai arrêté de vivre sur un seul fuseau horaire, j’ai commencé à oublier les heures de repas, à ne manger que quand j’ai faim, ne me laver que quand j’y pense, et à ne travailler que quand j’en ai besoin.

Et puis l’autre jour je suis allé chez le médecin, la secrétaire m’a demandé ma profession.

“ça dépend”, ai-je répondu très sincèrement. Pas pour faire la maligne mais parce qu’à ce moment-là j’avais 4 emplois différents à Vancouver, sans parler de mon expérience passée, alors quelle est ma profession techniquement : celle pour laquelle j’ai été formée, ou celle que je pratique en ce moment, et le cas échéant est-ce que je suis serveuse, journaliste, responsable e-marketing ou bien fundraiser dans les centres commerciaux ? La secrétaire n’avait pas le temps de se pencher sur la question. Votre adresse?
“ça dépend”, lui ai-je encore répondu, parce que j’avais déménagé 5 fois au cours des 3 derniers mois. L’adresse de vos parents alors, m’a-t-elle pressée. Numéro de téléphone? J’en ai 3, vous voulez le français temporaire ou le canadien temporaire, sinon je vous donne celui de ma mère?
Ma soeur à côté de moi était désespérée, elle a dit pour décoincer la secrétaire qui commençait à faire la gueule : “quelle vie décousue tu mènes!!”, et comme d’habitude son intervention était fort à propos.

Quelle vie décousue vraiment, après 3 années d’errance! J’ai des affaires chez ma mère à Montpellier, des affaires chez mon père à Montréal, des affaires chez des amis à Vancouver, des valises avec je ne sais même plus quoi dedans, des trucs que je viendrai récupérer un jour, ou pas, absolument plus rien ne compte à part mon passeport. J’ai des amis au Canada, en France et en Israël, et les fans d’Harry Potter comprendront que c’est autant d’Horcruxes dispersés ça et là, des petits morceaux de mon âme qui m’empêchent d’être tout à fait là, à cet instant. Aujourd’hui je suis à Montréal mais je penses à tous les autres endroits simultanément, et à toutes les personnes qui sont dedans, il y a des fois où ça m’épuise.

Alors l'autre soir j’étais chez mon amie qui me recevait chez elle. J’ai réalisé que j’étais devenue une SDF, donc j’ai pris de plein grès une décision majeure : il est temps de me poser.

Mais où ? Pleine de bonne volonté, je me suis inscrite sur des sites de recherche d’emploi, et dans la section “zone géographique” j’ai sélectionné “toutes”. Honnêtement, comment choisir? Je ne suis chez moi nulle part mais je peux vivre partout. Consternée face à mon incapacité à choisir au moins un continent, j’ai attrapé un papier et un stylo et j’ai dressé une Liste.

La Liste en elle-même est difficile à établir. Quels vont être les abscisses et quelles vont être les ordonnées ? J’ai listé les endroits : Vancouver, France, Haïfa. J’ai écris “ce que j’aime” et puis “ce que je n’aime pas”. Pas si facile en fait, il y a ce qu’on aime de passage, et ce qu’on aime dans la vie, n’oubliez pas que cette Liste avait pour objectif de m’aider à savoir où me poser et non pas où me promener. Il fallait donc que je note ce que j’aime Dans La Vie sans me laisser influencer par mes coups de coeur De Passage.

Etonnement, la colonne “ce que j’aime pas” à Vancouver s’étoffait, mon stylo s’emportait tout seul avant même que je n’y pense, voyez plutôt :

Pas de visa de travail. Impression d’être une étrangère dans les relations avec les autres. Impossible de comprendre les codes amoureux. Problèmes de communication. Politesse poussée jusqu’à l’hypocrisie, discussion qui restent en surface pour ne froisser personne, pauvreté de la culture dans une province tournée vers l’activité sportive et le bien-être du corps, histoire quasi-inexistante, absence de conscience environnementale, nourriture empoisonnée par des lobby sans foi ni loi, éducation hors de prix, logements hors de prix, transports en commun hors de prix.

Puis après j’avais plus de place et je me suis dit que ça suffisait, alors j’ai déplacé mon poignet en haut de la feuille pour écrire dans la colonne des "Ce Que J’aime".

C’est beau, a écrit mon stylo. Il était là suspendu comme un con, impossible d’écrire autre chose. Je réfléchissais mais rien à faire, la beauté m’aveuglait, elle m’empêchait de penser. Quoi d’autre ? Un petit effort, on ne peut pas faire une liste aussi déséquilibrée.

C’est beau.
...
... ah, ça y est :
Impression de devoir tout donner. Ne jamais s’autoriser à se laisser aller. Travailler fort pour s’en sortir, se coucher en étant fier de soi. Impression grisante que tout est possible, impression de liberté d’actions plus grandes que dans la vieille Europe, où l’on étouffe parfois sous le protocole et sous l’assistanat. Impression de se sentir vivant, page blanche, nouvelle vie que tu gagneras à la sueur de ton front.

Voilà que mon stylo revenait dans la colonne de gauche, la colonne des J’Aime Pas. Gare à toi si tu tombes malade, gare à toi si tu te décourage un jour car tu es seul. Tu es si loin des tiens, personne n’est là pour t’aider. Tu es si loin d’une société qui tente tant bien que mal de ne laisser personne sur le côté. Marche ou crève, pas de place pour les faibles, pour les malades ou pour les tristes. Pas le temps de se poser et pas le temps de réfléchir, parce qu’il faut agir.

Puis je suis passée à “France”, je ne reviendrais pas sur ce que je déteste, ma liste est déjà là si ça vous intéresse. Mais je viens d’une région où on aime prendre le temps. On prend le temps de cuisiner, on prend le temps de l’apéro puis on prend le temps de manger. On prend le temps de ne rien faire, de contempler. On perd du temps à discuter, à s’engueuler ou à râler. On s’autorise quelques kilos en trop, on s’encourage à finir cette bouteille de vin, on va quand même pas garder ça, donne moi ton verre que je te resserve. On autorise les excès, les coups de gueule, les coups de sang, les coups de boule, les coups de mou, et je suis née là-bas. Est-ce que je peux oublier d’où je viens et embrasser cette culture canadienne de la perfection, de l’effort, de la neutralité, de la douceur et du respect ?

Il ne faut pas confondre tourisme et immigration, me dit souvent mon père. Lui tente d’immigrer au Canada depuis 20 ans sans jamais y arriver, ne le prend pas mal papa mais on croirait voir le Loup déguisé en mère-grand. Il essaye vraiment et depuis bien longtemps, mais ce n’est pas si facile d’immigrer, ce n’est pas à la portée de tous, ce n’est pas le Paradis au Canada, contrairement à ce que l’exode française pourrait nous laisser croire. Ce n’est pas chez toi au Canada, et ce n’est pas facile de se sentir chez toi, ça ne vient pas comme ça tout seul, juste parce que c’est beau, et grand, et que les gens sont sympas. La possibilité de conserver ses deux nationalités n’existe que sur le papier : au fond de votre coeur, au fond de votre esprit, et jusque dans vos réflexes les plus insignifiants, vous resterez français ou vous deviendrez canadien, mais l’entre deux n’existe pas. Il y a ceux qui y arrivent et ceux pour qui ça ne marche pas.

Dans mon cas, j’ai passé trois années à décomposer mon identité, à cacher ma culture sous les cailloux des chemins que je parcourais. Je me suis déguisée en balinaise, en vietnamienne, en népalaise, je me suis déguisée en canadienne, en juive, en musulmane, et pendant tout ce temps je n’étais que le Loup déguisé en mère-grand. J’ai cru un temps que l’habit ferait le moine, et que j’arriverai à me tromper moi-même mais regardez un peu : l’autre jour j’écoutais France Info (écouter la météo du Nord-Pas-de-Calais en vivant à Montréal est l'un des symptômes de votre inaptitude à changer de nationalité). J’écoutais France Info et ce jour là le Front National a remporté les élections européennes. Mon sang n’a fait qu’un tour, il n’est pas resté sagement à gambader dans mes veines comme l’aurait fait le sang d’un canadien. J’ai gueulé, j’ai pleuré, je me suis tenue la tête dans les mains pour montrer ma détresse, j’ai fait une scène comme mes ancêtres espagnoles, j’ai pris l’accent pied noir et j’ai traité les français de cons, je l’ai dit haut et fort, j’ai crié dans la plus pure tradition française : “Je rentre chez moi, pour relever un peu le niveau de tous ces CONS !”.

J'ai laissé tomber ma Liste : il y a des signes qui ne trompent pas.